PARTAGER UNE CULTURE CONCEPTUELLE
Du louage d’ouvrage à la coopération

Le louage d’ouvrage induit une situation conflictuelle latente. Elle doit être désamorcée. Pour que le maître d’ouvrage ne soit pas que la personne réputée non sachante au centre de l’organigramme d’un projet d’architecture, et l’architecte la personne réputée sachante qui aspire à être au centre d’un projet d’architecture, il faut se réunir autour d’objectifs convergents clairement définis. Pour cela, il m’apparaît indispensable de discuter. Beaucoup. De
comprendre les besoins, les goûts, les valeurs partagées. De prêter attention aux sensibilités. D’appréhender les ressources disponibles. Établir ou interpréter un programme est une maïeutique. J’en tire la matière première de mes projets.

En retour, j’essaie d’exprimer le plus directement possible ce qui me semble intéressant dans le projet proposé, ce sans quoi je préfère y renoncer. Des convergences doivent surgir pour que chacun puisse jouer son rôle pleinement en s’enrichissant mutuellement.

L’expérience du Vorarlberg acheva de me convaincre de la nécessité de partager une culture du paysage et du bâti exigeante avec les donneurs d’ordres. Si certains clients détiennent la réponse avant d’avoir formulé la question, d’autres ont le talent de soulever une interrogation faussement naïve qui donnera tout son sens au projet. Je n’apprends jamais autant qu’à leurs côtés.

Certains me surprennent par leur capacité à partager simplement leur culture architecturale, constructive et industrielle. Alors, ils donnent un saveur particulière au projet, et inspirent une carrière.

La relation entre le client et son prestataire de service me semble souffrir du calcul des honoraires au pourcentage du montant des travaux. Apparentée à une taxe par certains clients, cette valeur d’échange abstraite n’exprime ni la mesure du travail à fournir, ni l’apport concret d’un architecte dans le développement d’un projet.
Je préfère convenir ensemble d’une liste d’éléments à produire en expliquant leur caractère nécessaire ou stratégique sur les aspects réglementaires, contractuels et conceptuels. Je leur attribue un équivalent horaire forfaitaire que je multiplie par un prix unitaire. Cette démarche s’inscrit dans une pédagogie de l’administration du projet.
Elle permet d’impliquer le commanditaire dans la définition du service dont il a besoin et d’échanger sur les méthodes et les objectifs confiés. La risque de confusion de l’architecte avec un dessinateur, un « décorateur d’intérieur et d’extérieur » ou un marchand de signature n’a plus lieu d’être.

Le maître d’ouvrage appréhende un métier qui fait appel à d’autres compétences et doit trouver un langage commun à tous. Je recherche des outils de communication du projet qui permettent à tous de se projeter sans malaise. Dans un premier temps du projet, je préfère aux plans les maquettes d’étude. Elles offrent une synthèse d’un seul coup d’œil, permettent de comprendre les imbrications d’espaces et se laissent approprier par la manipulation.
Les coupes paysagères apportent une interprétation lisible des volumes habitables, des vues et des principes constructifs. Le photomontage « avant/après » permet à l’habitant de confronter le projet aux affects du familier.
Ces formalisations me permettent de convenir ensemble de l’essence d’un projet.

Le bâti, une culture de masse. Foire de l’artisanat de Bezau, Vorarlberg, 2019

Visite de carrière de basalte avec le maître d’ouvrage, Haute-Loire, 2017

La maquette d’étude, premier outil de communication du projet au maître d’ouvrage,Saint-Michel-des-Loups, 2019

L'archive, le témoin, la trace : convoquer la mémoire

L’entente du maître d’ouvrage et de l’architecte scelle un engagement à cultiver un lieu. Présupposer de sa fertilité ne suffit pas. Il faut le questionner puis tenter de l’interpréter pour imaginer son avènement.
Selon l’enseignement de P.-L. Faloci, nous devons nous imprégner de « l’histoire sourde », de la mémoire du lieu. Cette démarche intellectuelle et sensible permet d’impliquer le maître d’ouvrage en sollicitant ses ressources.

Son témoignage et celui de ses proches sont une interprétation trop chargée d’affects pour être ignorée. Les ressources archivistiques et les actes notariés renseignent la définition des biens, leurs propriétaires, l’usage des lieux, leur division. Des plans anciens, un historique des cartographies et des vues aérienne ou encore des diagnostics permettent d’appréhender la nature des constructions existantes.
 

Le relevé et le sondage me semblent être des préalables cruciaux. Si le géomètre cherche à figurer un espace figé, j’appréhende ces pratiques comme une prise de connaissance de l’architecture et de la topographie en
tant que mémoire stratifiée de la compréhension de l’usage du lieu. Elle établit des datations relatives et précise les interdépendances entre éléments. La mesure permet aussi de caractériser, de quantifier la ressource de matériaux disponibles, de décrire pour faire. Il s’agit d’ausculter le bâti pour en tirer le parti le plus vigoureux dans une démarche dynamique.

Ces informations spécifiques doivent être contextualisées dans un environnement culturel élargi, une mémoire commune, pour comprendre leur signification dans des temporalités qui nous surpassent.La littérature est un moyen privilégié pour faire ressurgir une mémoire commune.

 Le rapport aux choses existantes ainsi établi, je réinvestis un imaginaire commun d’espaces. Dans une mécanique analogue au rêve, je m’appuie sur la capacité de l’imagination à figurer des mondes à partir d’un lexique d’espaces et de situations ressenties. Par ce biais, je cherche aussi à surpasser la désignation des espaces par une

fonction exclusive. J’entends, dans les mots « cuisine », « salle-à-manger » ou « chambre-à-coucher » une tentative de normation. Si ces espaces existent pour cuisiner, manger ou se coucher, faut-il considérer toute autre
expression de la vie comme un « mal-habiter » ou un mésusage ? Les stéréotypes véhiculés assèchent nos paysages, nos habitats et nos sensibilités.
Les usages s’entrecroisent. Les habitants s’approprient des lieux différents aux gré des temporalités. Et si la question était : comment accueillir la vie en écho au lieu ? Les réhabilitations recèlent d’innombrables exemples d’espaces qui, tout en conservant leur caractère, voient les usages se succéder. Dans les anciens bâtiments agricoles du bourg de Saint-Michel-des-Loups les situations proposées par le bâti existant ne sont pas assez riches pour permettre un épanouissement de l’habitant. Elles seront donc complétées par un « jardin de curé » pour habiter un enclos, un « jardin d’hiver » pour habiter un horizon et une tropézienne pour habiter sous le ciel.
A Saint-Pair-sur-Mer, la réponse aux tempêtes marines et aux brûlures du soleil prît une forme analogue à un impluvium ou à un cloître, au centre duquel se cultive un jardin, autour duquel s’établissent deux maisons.
Cette poétique du détournement, de la «collision d’espaces et de temps», est exacerbée par la « tranquillité » définie par C. Norberg Schulz comme l’arrière-plan sur lequel se profile toute activité. En revêtant ce caractère, l’architecture s’établit en tant que médiation entre les moments de la vie et les manifestations célestes.

Service de restauration du collège et lycée Henri Bergson, Paris, avant et après restructuration, 2013-2017 Photo : Charly Broyez

Pâturage à Paestum, une collision d’espaces et de temps.
Extrait de la Vue des restes de la celle du temple du Temple de Neptune, Piranesi, 1778

DÉVELOPPER DES CULTURES CONSTRUCTIVES ATTENTIVES & SENSIBLES

Le métier d’architecte a été atomisé en une myriade de professions de prestations de services. L’aboutissement d’un projet ne me semble possible qu’en adoptant deux démarches : se réapproprier des compétences en interne
et s’investir dans un réseau d’amitiés de pensées.
Il y a des fondamentaux que l’architecte ne doit pas abandonner. Je définis l’économie de la construction via la rédaction des descriptifs et les estimations établies sur la base de devis en rapport avec le contexte. Ces ancrages dans le réel hiérarchisent et guident les choix. Les exercices de la description écrite et graphique se clarifient mutuellement. C’est donc une anticipation du chantier.
Dix années de direction de l’exécution des travaux et de visas m’ont appris que le chantier ne pardonne rien ! Dans ce moment de vérité, j’ai éprouvé l’importance d’être aux côtés de gens de métier, c’est-à-dire soucieux de bien faire leur ouvrage en soi. Chacun y a un rôle déterminé dans la construction commune. Mais le chantier est aussi le lieu où peuvent se réunir des dizaines de spécialistes, autour de la table ou à pied d’oeuvre, pour clarifier l’inextricable par la constitution d’une intelligence collective.
La prise de conscience écologique nous impose d’enrichir notre culture constructive. Pour recourir à des techniques alternatives, nous devons avoir accès à des réseaux d’information et d’échanges savants, comme sur le chantier et avant même les études. Époque féconde ! Les cultures constructives attentives et sensibles se
structurent.

De la filière au territoire

Des filières se constituent autour des matériaux géosourcés et biosourcés. Des associations militantes sont à même de définir des règles professionnelles (Construire en chanvre, Réseau Français de la Construction Paille), de former et de communiquer (Craterre). Des centres techniques (FCBA, CTMNC) relaient les connaissances scientifiques. Des artisans se forment et s’engagent dans des réseaux. La montée en compétence du secteur

de la construction se nourrit de l’interdisciplinarité, et c’est avec une grande joie que je participe à des visites, des formations, des colloques et des conférences !
 
C’est en développant des connaissances transversales que des architectes pionniers ont su s’approprier pleinement leurs matériaux de prédilection, qu’il s’agisse de G. Perraudin ou d’AAU Anastas pour la pierre, d’H. Fathy et M. Rauch pour la terre, ou des amis des frères Mouly, comme Barrault Pressaco, pour le béton de chanvre. Tous soulignent que la compétence spécifique qu’ils ont acquise leur a permis de recentrer l’architecte dans le jeu des acteurs de la construction. Ils ouvrent la voie à toute une génération.
 

Les cultures constructives s’enrichissent en parallèle par le questionnement des ressources régionales. L’exemple du bois est parlant. Selon les climats, les essences et les industries de transformation, des spécificités
locales apparaissent sur la disponibilité des matériaux massifs et des produits transformés. Le caractère de l’architecture exprime ainsi l’insertion sociale et paysagère du projet.
A une échelle modeste, c’est en échangeant avec un sylviculteur-bûcheronscieur-charpentier altiligérien que j’ai fondamentalement repris mon projet de garage à camping-car dans un village voisin. En limitant les portées à 5m et
en privilégiant un portique à un débord de toiture, le lamellé-collé pouvait être remplacé par le bois massif qu’il transformait, et son savoir-faire local était pleinement valorisé.

Découvrir une filière ensemble.
Journée « chanvre » organisée par Ekopolis, Bray-sur-Seine, 2019

Apprendre des confrères.
Visite des projets de Boris Bouchet, Saint-Victor-sur-Arlanc, 2019

De la construction au confort

Mettre en oeuvre, c’est construire en accord avec la compréhension du lieu. A l’attention aux matériaux et aux savoir-faire locaux se lie une sensibilité à l’orientation, aux vents dominants, aux pluies battantes, aux bruits.
L’enveloppe du bâtiment constitue l’interface entre les milieux intérieurs et extérieurs. Elle se trouve donc dans la situation particulièrement riche d’écotone, ou de lisière. Je m’évertue à la concevoir comme un entre-deux habitable, à la fois seuil et adresse au paysage. Pour cela, je privilégie aux élévations le dessin en coupe. L’épaisseur, la stratification et les angles de cette ligne de basculement définissent le rapport au sol, au ciel et à l’horizon.

Je constate, lors des visites de bâtiments en usage, qu’il y a un grand décalage entre la manière d’habiter et le confort tel que la réglementation le décrit. Les usages rendent inefficaces la forte isolation et la concentration des échanges entre les milieux intérieurs et extérieurs via les seules entrées d’air et bouches d’extraction. Les habitants ne peuvent s’en satisfaire. Le confort ressenti est bien plus subtil.
Le bâti ancien enrichit sa définition grâce à ses propriétés d’inerties fortes et de perspirance, qui représentent des atouts majeurs pour le confort d’été et la régulation passive de l’hygrométrie. Les principes constructifs alternatifs jouent également avec les notions de température de paroi, de déphasage ou de régulation thermique par changement d’état. Ils rappellent que les qualités sensibles des matériaux – optiques, acoustiques, olfactives ou haptiques – sont indissociables de la perception de confort, considérée comme l’échange ultime entre le bâti et l’habitant.

Les échanges, sous toutes leurs formes, sont résolument au centre de ma pratique et de ma pensée.
De mémoires, de connaissances, de savoir-faire, d’imaginaires, de services,
d’expectatives, de ressources, de sensibilités…
Ils constituent nos CULTURES COMMUNES.

Un seuil. 30 logements ZAC Arras Europe, Lille, Vallet de Martinis, 2015
La distanciation de la structure et de l’enveloppe génère un espace bioclimatique habitable, Collège et lycée Henri Bergson, Paris, Vallet de Martinis, 2017